Portrait : Albert Cadier

                                                                                                                                                par Françoise Gougne (Yves, Albert),                                              l’une de ses petites-filles

 

       Difficile d’évoquer un grand père inconnu, mort si jeune, et dont on n’a jamais entendu parler qu’avec une auréole de saint.

Comment imaginer un homme de chair derrière ce personnage, cet ancêtre mythique ?

      J’ai longtemps cherché à tâtons une image plus précise d’Albert à travers les livres, les récits des uns et des autres. Bien sûr, il y a la biographie de notre grand-mère, qui reste un témoignage précieux et ce premier passage que j’en extrais sur l’enfance du « grand homme » qui me touche particulièrement : « J’ai connu un enfant de huit ans chez qui une correction méritée mais non acceptée, moins que cela, une insignifiante contrariété, déchaînait périodiquement d’effroyables colères. Une soupe d’orge perlé ou la simple présence dans sa soupe d’un légume qu’il n’aimait pas faisait aussitôt s’évanouir sa gaieté. Alors que ses frères et soeur commençaient leur repas, il regardait fixement son assiette, dans une attitude muette, fermée, désespérée, de plus en plus hostile et dont ne parvenaient à triompher ni les sollicitations de sa mère, ni les objurgations de son père. Une sourde colère peu à peu montait en lui, et quand elle le possédait pleinement, prompt comme une anguille, il se laissait glisser sous la table et saisissant les pieds, l’agitait violemment pour nuire le plus possible. Non sans peine, on finissait toujours par le saisir et l’emporter. Mais la correction paternelle n’avait pas le don d’apaiser la colère; les larmes qu’elle provoquait étaient larmes de rage; l’enfant hurlait, cherchait à tout briser autour de lui, si bien qu’il fallut parfois l’abandonner dans un réduit, sur une chaise, pieds et poings liés à la chaise. Il y a quelques quarante deux ans de cela, et j’en conserve un souvenir vivace; car cet enfant, c’était moi-même. » Albert raconte dans son « Credo » ce souvenir qui me fait rêver sur les méthodes d’éducation dans notre famille en 1897!…

       Mais je voudrais surtout, ici, reprendre de larges extraits d’une conférence de Michel Papy, professeur d’histoire à l’Université de Pau, qui a fait un travail de recherche sur « la communauté protestante espagnole d’Oloron » (1905 -1936) et qui retrace l’épopée de la Fraternité. Cette conférence m’avait beaucoup impressionnée car d’une part, elle avait eu lieu dans le temple même d’Oloron et d’autre part, on me proposait enfin une image de mon grand-père qui me parlait, qui devenait vivante.

         Voici donc ces passages que j’ai choisi de présenter: « Albert Cadier, après des études à la Faculté de Théologie de Montauban puis à Genève, est dans cette dernière ville lorsqu’en 1904, son père, se sentant usé, l’appelle à Osse comme pasteur suffragant. Il a alors 25 ans. C’est un montagnard résistant, grand connaisseur des Pyrénées dont il a parcouru avec ses quatre frères tous les grands sommets; les Cinq Frères Cadier viennent juste de publier « Au Pays des Isards » qui va très vite devenir un classique du pyrénéisme. Albert, dès son installation à Osse, sort du cadre de sa petite paroisse. Dès la fin de l’été 1904, il avait rendu visite aux maires des villages de la haute vallée d’Aspe, leur proposant des conférences sur des questions religieuses. Cela avait été un échec. C’est alors qu’il s’est tourné vers Oloron où il se rend le 2 juillet 1905″. Michel Papy raconte alors que c’est à la demande de tante Nelly, fraîchement installée avec oncle Henri à Oloron et qui venait de créer une école du dimanche pour les jeunes Espagnols, que Albert va venir la première fois. Il rencontrera Francisco Gorria, colporteur évangélique. Puis, à peine consacré pasteur à Osse le 4 août 1905, il part en Espagne, à Saragosse, où pendant tout le mois de septembre, il apprend le castillan au rythme de dix à douze heures de travail quotidien. A Oloron, il crée l’Association des Amis de l’Evangile, organise l’Ecole du Dimanche et dès les derniers mois de 1905, se partage entre Osse où il réside et Oloron où il se rend à bicyclette deux fois par semaine pour visiter les foyers espagnols misérables et les repris de justice, organiser des veillées, enseigner…Pourquoi les Espagnols ? En fait, depuis une génération, un nombre croissant de paysans des montagnes aragonaises toutes proches, est venu à Oloron prendre la relève des gens du pays qui partent. Cette population est en voie de fixation, mais n’a pas encore rompu avec ses origines. C’est ce maintien des liens de part et d’autre de la frontière qui offrit à Albert l’occasion de prolonger en Espagne l’action missionnaire qu’il venait d’amorcer en France. Les allées et venues en vallée d’Aspe de part et d’autre de la frontière se sont subitement multipliées depuis 1902 avec l’arrivée en masse des travailleurs des chantiers du Transpyrénéen. Réputés pour leur instabilité et leur violence, vivant en partie entassés chez l’habitant, en partie dans des villages provisoires de bois et de tôle, ils fascinent et inquiètent les Aspois, sont méprisés par eux sans être d’ailleurs tout à fait rejetés. Attiré par les humbles et par ceux qui souffrent, ne serait-ce que de leur propre violence, Albert s’est dirigé dans un même mouvement vers les ouvriers itinérants des chantiers de la vallée et vers les familles ouvrières des usines d’Oloron. En outre, voulant fonder durablement ce qu’il souhaitait créer, il a, tout aussi naturellement porté ses pas à la source même de ces migrations, dans les villages de montagne du Haut Aragon.

         Dès novembre 1905, s’amorce ce qui va devenir par la suite l’axe essentiel de son activité: l’évangélisation en Espagne même, dans les vallées de montagne du Haut Aragon. Le 12 novembre 1905, en effet, un couple d’Espagnols qui suivait son Ecole du Dimanche, lui apprend qu’ils doivent avec leurs enfants regagner leur village, Urduès, pour y gérer le bien familial que leurs parents, malades, ne peuvent plus entretenir. Albert leur promet d’aller les voir. Le 20 mars 1906, il franchit à pied, avec un collègue missionnaire, les Pyrénées sous la neige, par le col de Bernère à 2.100 mètres d’altitude et entreprend ainsi jusqu’à Urduès ce qu’il appelle son premier voyage missionnaire. C’est, en effet, le premier d’une longue série de quatorze voyages échelonnés de 1906 à 1911, qu’il a longuement racontés lui-même et grâce auxquels il a pu créer la « Mission Française du Haut Aragon ».

          Je reprends ici l’histoire d’oncle Henri « l’avocat », qui mérite d’être soulignée : « Henri Cadier s’installe à Oloron en 1903. Or, il est une des chevilles ouvrières d’un Groupe d’Action Laïque et Sociale (GALSO) qui se crée alors et qui, entre autres activités, s’intéresse aux ouvriers de la ville, prenant contact avec eux et organisant des conférences sur l’exploitation des travailleurs. Or, en 1906 -1907, avec les débuts du mouvement ouvrier et les premières grèves à Oloron, le GALSO va jouer un rôle décisif car c’est à son appel qu’est fondé le 10 novembre 1906 le premier syndicat de la ville : des charpentiers et des maçons, que rejoignent un mois plus tard, des sandaliers et des ouvriers du textile, que d’autres suivront; parmi eux, déjà, se trouvent des Espagnols.

           Si, aux yeux de nombreux Oloronais, l’action de chacun des deux frères, Henri l’avocat et Albert le pasteur, se confond, il y a à cela d’excellentes raisons. Tous deux coopèrent effectivement: Henri joue, par exemple, un rôle décisif dans les premiers moments de la vie de la « Fraternité », nom donné par le pasteur à l’association cultuelle fondée le 9 décembre 1906. Il l’aide à trouver un local, il le conseille sur le plan juridique, il anime ses réunions, il intervient souvent pendant les premières années, soulignant la parenté entre la Fraternité et l’Union Syndicale.

           Pourquoi la « Fraternité » ? Assemblée Générale du 9 décembre 1906 : « L’association a pour but de combattre l’ignorance et la superstition, en revendiquant tous les droits du libre examen, de propager la connaissance de l’Evangile et de développer la vie spirituelle et l’activité religieuse. A cet effet, elle pratique sous le nom de « culte réformé », le culte en esprit et en vérité réclamé par le Christ ». Il s’agit donc bien d’une libération par la connaissance et par l’action. L’important est que cette attitude a été très clairement comprise par les ouvriers espagnols auxquels Albert Cadier s’est adressé en priorité.

           Tous les témoignages de l’enquête orale sont formels : tous les témoins définissent d’abord le protestantisme comme l’accès direct et individuel à l’Ancien et au Nouveau Testament; tous y ont vu une découverte, une véritable révélation, la voie de la libération; tous voient l’analogie avec la nécessité de se prendre en charge.

           Durant les années 1907 et 1908, Albert va être aidé dans son travail à Oloron par son frère Charles, frais émoulu de la Faculté de Théologie et qui va accepter de prêter son concours durant sa première année d’activité. Une vocation déjà ancienne l’appelle à devenir missionnaire au Gabon, mais il retardera son départ d’une année. Il sera fort apprécié dans son travail auprès des Espagnols.

           En ce qui concerne les activités de la Fraternité, elles paraissent multiples, mais je relève la place spécifique de celle-ci : « Une autre constante fut l’organisation de conférences avec ce qui fut appelé pendant quelques temps, le Cercle d’Etudes Sociales. En fait, avec ces conférences, nous abordons tout un pan de l’activité de la Fraternité, qu’il est essentiel de bien voir pour comprendre le rôle qu’a joué ce Foyer dans la vie d’Oloron; un rôle non plus spécifiquement religieux, ni d’aide aux ouvriers, mais un rôle plus global : le Foyer de la Fraternité est peu à peu devenu un élément d’animation dans la vie culturelle. Les conférences n’en ont, en somme, été que la première manifestation. Elles sont organisées assez régulièrement, à un rythme mensuel quand c’est possible. Les sujets traités sont loin d’être exclusivement religieux. La plupart du temps, au contraire, ils portent sur des problèmes d’intérêt général, abordés très souvent d’un point de vue moral. Un exemple de conférences pris dans les années 1912 et 1913 en donnera une idée : « Nos responsabilités dans la famille », « Les ennemis de l’amour », « Le problème de la mort », « L’alcoolisme », « La pornographie ». Les conférences ne sont pas toujours faites par un pasteur, ni même par un protestant. L’ouverture à des bonnes volontés extérieures à la communauté fut dans ce domaine une constante. La construction d’un bâtiment, temple et foyer à la fois, fut l’occasion de multiplier les innovations, de celles qui, débordant le cadre proprement religieux, s’inscrivaient précisément dans la vision d’une société fraternelle, moyen par lequel Albert voulait faire sentir, concrètement ce que signifiait en vérité le message de libération apporté par le Christ. Il importait pour cela de multiplier des réalisations s’adressant à tout le monde. On pourrait dire, en somme, que le Foyer de la Fraternité a été un « créateur de sociabilité » : à l’usage de ses membres, sous forme de réseau de solidarité et de « grande famille » et à l’usage de la société oloronaise; c’est à ce titre qu’il a joué un rôle dans l’intégration de ses membres, des ouvriers aragonais en particulier.

           Combien de personnes en tout sont touchées par la prédication évangélique ? Beaucoup sans doute. Combien sont vraiment gagnées ? On peut estimer à 200 hommes, femmes et enfants, le nombre de nouveaux protestants à Oloron vers 1908. C’est peu de chose, mais presque tous sont des Espagnols; rapporté à la population espagnole qui est alors d’un millier, cela en représente le cinquième. Si l’on tient compte, en outre, de l’impact indirect qu’eut alors le mouvement et du rôle qu’ont joué les protestants dans la prise de conscience par les pauvres de leur condition, on peut mesurer l’importance du phénomène à l’échelle d’Oloron, bien entendu. C’est bien ainsi qu’il fut ressenti.

          Et je terminerai cette évocation par une petite phrase de mon grand-père qui pourrait être une forme de testament : « Nos enfants … si nous les voulons dans ce monde, c’est afin qu’ils transforment ce monde. »

 

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